Lu dans Reporterre du 28 janvier 2015 http://www.reporterre.net/Les-Verts-europeens-coalises :
« Les Verts européens coalisés contre le projet Lyon-Turin et ses conflits d’intérêt
BAPTISTE GIRAUD (REPORTERRE)
mercredi 28 janvier 2015
L’offensive contre le projet ferroviaire du Lyon Turin est lancé au Parlement européen par des députés écologistes de France et d’Italie. Outre le gaspillage représenté par ce projet, les élus s’inquiètent des conflits d’intérêt chez les promoteurs du projet, et de la présence de la mafia.
Le gigantesque projet de ligne ferroviaire Lyon-Turin suscite toujours la mobilisation et l’opposition. Pas moins de six élus écologistes se sont réunis pour donner une conférence de presse lundi 19 janvier. Les députées européennes (Michèle Rivasi, Karima Delli et l’italienne Monica Frassoni, co-présidente du Parti Vert Européen), la secrétaire nationale d’EELV Emmanuelle Cosse, le député des Bouches du Rhône François-Michel Lambert, et le conseiller régional Rhône-Alpes Jean-Charles Kohlhaas étaient aussi accompagnés de deux militants de terrain, Daniel Ibanez, membre de la Coordination des opposants au Lyon-Turin, et Paolo Prieri du mouvement italien No-TAV. Noël Mamère est aussi passé dire un mot au milieu de la discussion.
Avec des élus de la GUE (gauche unitaire européenne), du mouvement Cinq étoiles, et la société civile, ils veulent constituer une « task force », un groupe coordonné qui interpelle la Commission européenne et les gouvernements français et italien.
Cette conférence de presse intervient alors que les réponses à plusieurs recours déposés devant le médiateur européen et l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) par Karima Delli et Michèle Rivasi doivent prochainement être annoncées. Il reste également un mois aux gouvernements français et italien pour déposer un dossier de subvention au titre du mécanisme d’interconnexion en Europe (MIE), avant le 27 février.
Le projet, déjà évoqué sur Reporterre, consiste à relier Lyon à Turin par une voie à grande vitesse, nécessitant notamment le creusement d’un tunnel « de base », c’est-à-dire à basse altitude, long de 57 km. Il permettrait de relier Paris à Milan en 4h15 sans arrêt contre 5h15 aujourd’hui explique Daniel Ibanez.
Ses promoteurs affirment qu’il permettrait de transférer le transport des marchandises vers le rail. Un transfert par ailleurs indispensable, comme l’a notamment dit Jean-Charles Kohlhaas en rappelant que « dans la vallée de l’Arve (Mont-Blanc), on a commencé l’année avec huit jours d’alerte à la pollution aux particules fines ».
Un projet truffé de manquements à la loi
Or les opposants n’en finissent pas de compter les irrégularités qui entachent le fonctionnement de la société Lyon Turin Ferroviaire (LTF), filiales des réseaux ferrés français et italien chargée des études préparatoires.
Le recours déposé par Karima Delli et Michèle Rivasi devant l’OLAF montre que le président de LTF, Hubert du Mesnil, se trouve en situation de conflit d’intérêt dans cette affaire. Il préside en effet le conseil d’administration de l’Institut de la Gestion Déléguée (IGD), dont font partie de hauts dirigeants des entreprises Eiffage et Spie Batignolles, à qui a été attribué le marché de la ligne Lyon-Turin…
Les mêmes relèvent encore que le montant attendu d’un marché public, pour les travaux de reconnaissance, a été divulgué dans la presse avant son attribution, ce qui est contraire à la loi. Ou encore, avec Daniel Ibanez, qu’il ne s’agit pas de travaux de reconnaissance, mais bel et bien « d’un démarrage d’un ’chantier’ pour des travaux définitifs ».
« Expliquez-moi ça ! Pourquoi il n’y a pas plus de contrôle ? »
Saisie, l’OLAF devrait prochainement annoncer si elle décide de mener une enquête. Les informations ont aussi été transmises au Pôle financier, à Paris, ainsi qu’au médiateur européen. « Je dis à la Commission, expliquez-moi ça ! Pourquoi n’y a-t-il pas plus de contrôle ? » s’agace Michèle Rivasi.
Ces nombreuses irrégularités interviennent alors que la présence de la mafia italienne, en l’occurrence l’organisation Ndrangheta, est avérée. LTF a fait appel dans les années 2000 aux sociétés Italcoge et Martina, liées à la mafia.
Coûts en hausse…
De l’argent dépensé sans contrôle donc, alors que les financements demeurent flous. Pour ce qui est des frais d’études et de reconnaissance, les 320 millions d’euros initialement prévus sont devenus 900 millions en 2010, comme l’avait signalé la Cour des comptes dans un référé en août 2012. L’Union européenne devait en prendre en charge la moitié, au titre de frais d’études : qu’en sera-t-il s’il s’agit en partie de travaux définitifs ?
Mais la principale incertitude réside dans le financement du chantier en lui-même. Pour l’ensemble du projet, les prévisions sont passées de 12 milliards d’euros en 2002 à 26,1 milliards, « pour l’instant » précise Karima Delli.
… et financements introuvables
Qui pour payer tout cela ? Les promoteurs tablent sur une participation importante de l’UE, grâce au plan Juncker d’une part et au mécanisme d’interconnexion en Europe (MIE) d’autre part, permettant de financer 40 % du coût du tunnel. Mais ces deux sources de financement ne sont pas cumulables et ont peu de chances d’être obtenues, d’après les élus présents. Eux feront tout contre, en tout cas.
Dans tous les cas, il reste à trouver les financements restants, de la part des États français et italien. Si 40 % du coût du tunnel était subventionné (40 % de 12 milliards d’euros = 4,8 milliards), il resterait 7,2 milliards à débourser pour le tunnel, plus 14 milliards pour le raccordement au réseau existant jusqu’à Lyon d’un côté et Turin de l’autre.
« Ces financements ne sont pas disponibles », clament les opposants. Même la cour des comptes le dit à demi-mot, « déjà très difficile auparavant, la recherche d’un montage financier est encore plus difficile dans le contexte actuel ».
La fiscalité plus urgente que les infrastructures
Pour Jean-Charles Kohlhaas, c’est toute la logique de ces grand travaux qui ne tient pas. « Ce ne sont pas les infrastructure qu’il faut en premier, c’est une politique. » Ses accusation vont même plus loin : « On continue d’empoisonner les populations locales à dessein en favorisant la route, pour justifier ce grand projet à long terme. » Tant que le levier politique n’est pas utilisé, à travers la réglementation et la fiscalité, les infrastructures alternatives ne serviront à rien.
« Le secteur routier est un des rares secteurs qui a eu une augmentation des subventions publiques l’année dernière en Italie », témoigne pour sa part Monica Frassoni, eurodéputée italienne et co-présidente du Parti Vert européen. En France, l’écotaxe a été abandonnée et rien pour la remplacer, alors que « les transporteurs routiers bénéficient de subventions et réductions », ajoute Jean-Charles Kohlhaas.
Pour aller dans le sens inverse, la solution est simple : « Une fiscalité écologique européenne, avec le principe du pollueur-payeur », explique Michèle Rivasi. Et si l’homogénéisation européenne ne vient pas, « il faudra une taxe française, alors que 18 pays européens en ont déjà une », poursuit l’eurodéputée.
Quant aux infrastructures existantes, selon les chiffres récoltés par Daniel Ibanez (disponibles ici), elles sont loin d’être dépassées. La ligne ferroviaire actuelle qui passe par le tunnel du Mont-Cenis n’est utilisée qu’à 15 % de ses capacités. Elle a vu passer 3,4 millions de tonnes seulement en 2012 contre 9,8 millions en 1983.
Alors que des études montrent que 22,5 millions de tonnes pourraient transiter par cette voie, qui a bénéficié d’aménagements récemment. Cela équivaut à 1,2 millions de camions circulant sur les routes et dont les marchandises pourraient aujourd’hui être transportées par le rail, d’après Ibanez.
Pour l’italienne Monica Frassoni, « l’objectif, dans les prochains mois, c’est de bloquer ce projet ». Même si, pour François-Michel Lambert, « cela ressemble à un projet qui sera acté dans le prochain quinquennat. Cela fait dix fois que la décision doit être prise, et toujours rien ».
Dessin : Red ! pour Reporterre »