« Sonthonax et l'abolition de l'esclavage en France le 04 février 1794
C'était le 4 février 1794 (16 Pluviose an II), il y a 221 ans, la Convention de la Première République française abolissait l'esclavage et faisant des hommes de couleur des citoyens à part entière
"La Convention Nationale déclare que l'esclavage des Nègres dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, & jouiront de tous les droits assurés par la constitution".
Toutefois en raisons des circonstances historiques entrainant la défaite de la marine française face à la Grande Bretagne grande puissance esclavagiste, de la fragilité de l'opinion abolitionniste à cette période et des objectifs de rentabilité économique des iles à sucre, l'esclavagisme a perduré jusqu'au 31décembre 1837 en Angleterre, au 27 avril 1848 en France et au 13 décembre 1865 (dans la constitution Fédérale) aux États Unis.
La situation au 18e siècle
La production de captifs était l'affaire des Africains (royaume de Dahomey, Zanzibar, principautés et chefferies diverses ...). Les Européens n'ont pu s'implanter avant la fin du 18e siècle en Afrique, sauf au Cap, au delà de quelques forts servant de places commerciales, devant l'hostilité des Africains jointe aux maladies tropicales. Ils ont préféré s'installer sur les côtes et les iles quasi désertes entre le Brésil et la Nouvelle Angleterre en y transposant la main d'œuvre servile nécessaire.
D'après Pétré Grenouillaud les pertes avant embarquement dues aux commerçants africains auraient été de l'ordre de 45 à 50% (capture, transport, parcage en attente d'embarquement). La mortalité à bord des navires européens était en moyenne de 13%.
La Grande Bretagne est alors la plus grande puissance esclavagiste mondiale. Le plus grand port négrier du monde, au 18e siècle est Liverpool loin devant Londres et Bristol. Daniel Defoe (Robinson Crusoe), le savant Isaac Newton, Jonathan Swift ou le philosophe John Locke sont actionnaires de ces compagnies. Face à ces ports, les concurrents étrangers (en France, Nantes, Bordeaux, La Rochelle et Le Havre) sont des nains (ref: Paul Butel Histoire de l'atlantique).
Toutefois dans la seconde moitié du 18e siècle un mouvement d'idées pousse à l'abolition de l'esclavage notamment en France et au Royaume Uni qui furent les moteurs de cette lutte. Le reste du monde de l'Afrique à la Chine en passant par l'Inde et le monde musulman pratique l'esclavage sans état d'âme et ne l'interdira aux 19e et 20e siècle que sur interventions européennes. En fait les Européens devraient être fiers de leur succès en matière d'abolitionnisme.
Les événements en France et dans ses colonies
- en 1748 dans De L'esprit des Lois Montesquieu écrit De l'esclavage des nègres, où il brocarde les théories esclavagistes,
- en 1755 les articles de Louis de Jaucourt Esclavage et Traite des nègres de l'Encyclopédie condamnent l'esclavage et la traite.
- le 19 février 1788, Brissot le futur chef des Girondins et Clavière un brillant spéculateur qui fut en 1790 à l'origine de la création des assignats. créent la Société des Amis des Noirs. Cette société est basée sur le modèle de la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade, créée un an avant en 1787 à Londres. En firent partie Mirabeau, Condorcet, La Fayette, Pétion de Villeneuve, les abbés Grégoire et Sieyès, Monneron député de Pondichéry, le duc de la Rochefoucault.
- en 1789 il y a 523.000 habitants à Saint Domingue dont 27.548 Libres de couleur et 465.400 esclaves.(d'après Sala-Molins - Le Code Noir) et donc 30.000 Blancs
- le 26 aout 1789 Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
- Mirabeau (1749- 2 avril 1791) le 6 mars 1790 au club des Jacobins décrit les conditions de vie sur les navires négriers.
- Robespierre dira le 13 mai 1791 à l'Assemblée Constituante "Dès le moment où dans un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclaves, vous aurez prononcé et votre propre déshonneur et le renversement de votre Constitution…" et "Eh ! périssent vos colonies si vous les conservez à ce prix." (cf. Pour le bonheur et pour la liberté , discours- La Fabrique). Césaire commentera ce discours.
- le 4 avril 1792 Clavière de l'Assemblée Législative fait signer au roi Louis XVI la loi qui accorde l'égalité aux blancs et aux hommes de couleur libres.
- 18 septembre 1792 proclamation de la République Française.
- début 1793 exécution de Louis XVI (21 janvier) et déclaration de guerre aux principales puissances maritimes qui étaient aussi des puissances esclavagistes : Grande Bretagne, Espagne, Portugal, Provinces Unies.
- La partie se joue à Saint Domingue où le 29 aout 1793 le commissaire de la République Sonthonax abolit l’esclavage. C'est une démarche capitale.
- Le 4 février 1794 le Comité de Salut Public et la Convention montagnarde votent le décret d’abolition de l’esclavage qui étend l’abolition de Sonthonax aux autres colonies françaises.
Danton s'exclamera à propos de ce décret « Aujourd’hui nous proclamons à la face de l’univers…la liberté universelle ».
Léger Félicité Sonthonax à Saint Domingue
Léger Félicité Sonthonax (1763-1813) né et mort à Oyonnax (Ain) est trop peu connu. C'est un avocat et journaliste girondin qui se prononce dès le 25 septembre 1790 dans son journal Révolutions de Paris pour l'abolition immédiate de l'esclavage.
En aout 1791 une révolte des esclaves éclate à Saint Domingue (cérémonie de Bois Caïman dans la nuit du 22 au 23 aout avec Dutty Boukman, un houngan, prêtre vaudou). Environ 1000 Blancs sont massacrés et Boukman est tué dans les combats.
Envoyé par l'Assemblée Législative à Saint Domingue avec Étienne Polverel, et Antoine Ailhaud, comme commissaires civils de la République, avec 6000 soldats. ils y arrivent en septembre 1792 mais reçoivent un accueil glacial de l'assemblée coloniale blanche. Ils rejoignent les Libres et prononcent la dissolution de l'Assemblée coloniale et en même temps contiennent l'insurrection des esclaves du Nord de l'ile. Une assemblée composée de Libres et de Blancs se met en place. Le gouverneur est renvoyé en France où il sera guillotiné. Sur les 6000 soldats débarqués 3000 périssent de fièvre jaune deux mois après. Ailhaud malade des suites du climat regagne la métropole.
Les colons arc-boutés sur leurs privilèges refusent les droits accordés aux Libres le 4 avril 1792 et trahissent. A la déclaration de guerre le 1er février 1793 le traité de Whitehall du 19 février 1793 entre les Britanniques et les colons de Saint-Domingue, de la Martinique et de la Guadeloupe permet aux colons français de combattre les troupes révolutionnaires et l'émancipation des noirs, et aux Britanniques de récupérer la lucrative fiscalité sur les plantations françaises de canne à sucre. En effet Saint-Domingue représente alors la moitié de la production mondiale de coton et de café et un tiers de celle de sucre. Une rupture entre la France et l'ile peut changer la donne économique mondiale.
A partir de la partie espagnole, les troupes espagnoles, anglaises et les colons qui refusent tout compromis envahissent la partie française. Ils sont aidés par des esclaves passés au service des Espagnols en 1791 et intégrés comme auxiliaires dans leur armée (ils sont ainsi protégés de la répression des colons français qui sont depuis le début de l'année des ennemis des Espagnols). Alors que la plus grande partie de la colonie est prise, les commissaires promettent la liberté à tous les esclaves combattant pour la République. La situation s'inverse, les ennemis sont repoussés.10.000 colons s'enfuient (le tiers de la colonie).
Le 29 aout 1793 les commissaires décrètent l'abolition générale et font porter leur décret à la Convention par un blanc, un mulâtre et un noir. La Convention enthousiaste proclame l'abolition de l'esclavage le 4 février 1794.
Mais les auxiliaires noirs des Espagnols se déclarent royalistes et sujet du Roi d'Espagne étant donné que le Roi de France avait été exécuté. Toussaint Louverture se déclare également royaliste, refusant de rallier des « traîtres républicains » et écrit « les Noirs voulaient servir sous un roi et le Roi d'Espagne lui offrait sa protection ».
Ce n'est que plus tard en mai 1794 que Toussaint Louverture et ses troupes cesseront leur collaboration avec les Espagnols et se rallieront au mouvement d'abolition. Les Espagnols seront alors chassés en quelques mois.
Les partisans des colons à la convention à Paris accusent les deux commissaires d'arbitraire et les font rappeler en juin 1794. Tous les deux sont Brissotins (Girondins) et donc suspects aux Montagnards. Ils sont alors mis en accusation mais auront gain de cause le 25 octobre 1795. Mais Polverel malade meurt dans le dénuement le 6 avril 1795 avant la fin du procès.
Ce décret est appliqué à Saint Domingue, à la Guyane et à la Guadeloupe mais pas à la Martinique où en 1793, les colons livreront l'ile aux Anglais ni à Tobago occupée par les Britanniques. L'assemblée coloniale des Mascareignes (Réunion, Ile de France) refusera de l'appliquer. Il a été appliqué un an à Sainte Lucie de juin 1795 à mai 1796 avant d'être abrogé, à la suite de la reconquête de l'île par les Anglais.
Revenu à Saint Domingue en 1796, Sonthonax fait nommer Toussaint Louverture commandant en chef de l’armée le 3 mai 1797. Une fois la promotion obtenue, Toussaint expédie manu militari en août 1797 Sonthonax siéger en métropole, ce dernier lui portant ombrage notamment auprès des Noirs dont il était très apprécié. En effet Sonthonax qui avait épousé une mulâtresse rêve d'une France multiraciale. Au contraire Louverture veut le pouvoir noir et l'indépendance. Il se heurte au général français Hédouville qu'il force à rembarquer et en juin 1799 écrase l'armée métisse des Libres d'André Rigaud qui a reçu les pouvoirs de Hédouville. C'est la guerre des Couteaux, des noirs contre les mulâtres dont Toussaint laisse massacrer environ 10.000 personnes (au sabre ou par noyade) avec la bénédiction des colons et l'aide financière et en armes des Anglais. Cette rivalité raciale empoisonnera désormais la politique haïtienne. Duvalier évoque encore le "noirisme". Nommé en février 1801 capitaine-général de Saint-Domingue par Bonaparte, Toussaint Louverture sera adepte du pouvoir personnel, interdira le divorce légalisé par la Révolution, rétablira le catholicisme et remettra les agriculteurs au travail, ce qu'on appellera le "caporalisme agraire".
Il est amusant de constater que les Anglais aident à la fois les noirs révoltés à Haïti et les colons blancs en Martinique comme en métropole ils arment les Vendéens royalistes et financent les Hébertistes ultra révolutionnaires.
Suite à la paix d'Amiens du 25 mars 1802, Napoléon révoque le 20 mai 1802 le décret d'abolition de l'esclavage, légalement dans les colonies rendues à la France par l'Angleterre, puis par la force en Guadeloupe et en Guyane, dans les mois qui suivent. On peut penser que les pressions informelles de l'Angleterre, principale puissance esclavagiste et maitresse des mers y sont pour quelque chose. En effet les Britanniques ne pouvaient laisser leurs esclaves de la Jamaïque, Bahamas, Barbade ou Trinité à la merci de la propagande abolitionniste. Idem pour les colonies espagnoles et néerlandaises. L'expédition décidée par Bonaparte de décembre 1801 à décembre 1803 en raison des tendances indépendantistes de Louverture est un échec en raison du désastre sanitaire dû à la fièvre jaune, à la guérilla et aux attaques des corsaires à la nationalité indéterminée menées sur les convois de ravitaillement (l'Angleterre n'étant plus officiellement en guerre). Le 18 mai 1803, la guerre reprend avec cette dernière. De toute façon Haïti est ruinée et échappe à la France. Le plan anglais a fonctionné. Sonthonax est disgracié par Napoléon et se retire à Oyonnax.
En Angleterre
En Angleterre et dans ses colonies d'Amérique, ce sont les Églises protestantes qui mènent le combat. La Société religieuse des Amis appelé aussi Quakers, une branche dissidente de l'Église anglicane, fondée par George Fox en 1648 prône l'égalitarisme tant entre races qu'entre sexes. Le prédicateur John Wesley (1703-1791) qui fonde l'église Méthodiste écrit en 1774 Troughs on slavery et donne son ampleur au courant abolitionniste. Le poète pré-romantique, très populaire, William Cowper (1731-1800) écrit The Negro's complaint.
En Nouvelle Angleterre, l'esclavage est aboli entre 1777 et 1784. A toujours évoquer les États du Sud on oublie qu'à New York se tenait jusqu'en 1779 l'important marché aux esclaves de Wall Street (maintenant bourse mondiale ... un symbole). Voir http://transatlantica.revues.org/6221#tocto1n1
En 1787 la Society for Effecting the Abolition of the Slave Trade, est créée à Londres par Clarkson et Wilberforce (proclamés citoyens français le 26 aout 1792 par l'Assemblée Nationale législative).
Mais n'oublions pas qu'en raison des tensions puis de la guerre entre la Grande Bretagne et la France, "les véritables rivaux du commerce de Liverpool à la fin du 18e siècle ne se trouvaient pas en Europe, mais en Amérique, dans les ports des nouveaux États Unis"- Paul Butel Histoire de l'Atlantique - éd.Tempus) c'est à dire Newport, Salem, Boston.
Enfin l'Acte du Parlement du 25mars 1807 abolit la traite des esclaves dans l’Empire britannique mais non l’esclavage lui-même aboli en 1838. De toute façon le système des coolies remplace avantageusement l'esclavage.
En France il faut attendre le décret Schoelcher du 27 avril 1848.
Et pourtant Sonthonax avait un beau rêve de rapprocher les hommes.
André MAUDET »