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Fabrice Nicolino le 4 mars : Un homme et quelques milliers de vers de terre

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Fabrice Nicolino le 4 mars : Un homme et quelques milliers de vers de terre

Lu sur le blog « Planète sans visa » sous la plume de Fabrice Nicolino :

« Un homme et quelques milliers de vers de terre

Publié le 4 mars 2015

(Pour ceux qui ne le savent pas, j’ai reçu plusieurs balles au cours de la Grande Tuerie à Charlie-Hebdo, le 7 janvier dernier)

Comment je vais ? Je ne souhaite pas m’étendre, mais c’est plus dur que cela n’a été. Il me faut admettre quelque chose d’insupportable : je ne les reverrai pas. Bernard Maris, avec qui j’échangeais ce jour fatal des bourrades rieuses. Mon Tignous, avec qui j’étais allé à Notre-Dame-des-Landes. Mon Charb, qui sautait sur ses pieds quand il me voyait rappliquer le mercredi matin, un quart d’heure avant que ne débute la réunion hebdomadaire. Et tous les autres, tous mes autres. Un vent froid s’est emparé de moi.

J’ai du mal à concentrer mon attention, mais ce matin, je me suis dit que je devais vous offrir quelque chose. Ce sera un entretien que j’avais mené en 2004 pour le journal Terre Sauvage. J’espère que la vision de Marcel Bouché, chemineau des routes de France, sa bêche de paysan sur l’épaule, vous plaira. Salut à vous tous, et un immense merci pour votre présence.

——————————————————–

Aristote les nommait les “intestins de la terre” et Cléopâtre avait édicté des lois pour les protéger. Qui ? Les vers de terre. Depuis, leur rôle bénéfique a souvent été occulté. Marcel Bouché, ancien directeur du laboratoire de Zooécologie du sol à l’Inra, est le premier à en avoir établi une classification exhaustive et démontre combien ils sont essentiels à la vie.

Terre Sauvage : Marcel Bouché, qui êtes-vous ?

Marcel Bouché : Un être inculte, qui n’a que son certificat d’études primaires, et qui du reste l’a obtenu certainement par une chance inouïe. J’ai en effet ce jour-là réussi à faire moins de dix fautes en cinq lignes, ce qui ne m’était sans doute jamais arrivé. J’étais en effet profondément “ anorthographique ”, eh oui. Je suis d’un milieu ouvrier, et je doute d’avoir entendu chez moi le mot université, ou bien par hasard. À quinze ans, en 1952, j’ai souhaité devenir jardinier et j’ai réussi le concours pour devenir jardinier de la ville de Paris. Et pendant trois ans, j’ai suivi les cours de l’école, qui était à Joinville.

TS : Vous avez donc été jardinier.

M.B : Jamais. J’ai mal tourné. À l’école, je me suis immédiatement intéressé à la diversité végétale, et je me suis donc retrouvé devant des collections avec des noms latins. Cette orthographe barbare me paraissait encore plus terrible, compte tenu de mon inaptitude, mais bizarrement, cela a tout changé pour moi. Ces plantes portaient des noms avec des racines latines ou grecques qui m’ont tout fait comprendre enfin. Chlorophylle, par exemple, était l’association de deux mots qui voulaient dire vert et feuille. J’ai soudain compris que l’orthographe était porteuse de sens, et j’ai pris de l’intérêt pour les mots.

TS : Mal tourné, disiez-vous. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M.B : À l’école, un type de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique, NDLR) venait nous faire des cours sur les ennemis des cultures, ces ravageurs contre lesquels il fallait lutter à coups de pesticides. Or ce gars était en plus un bon zoologiste, et nous avions ensemble, régulièrement, des discussions. Si bien que quand je suis arrivé à la fin de ma formation de trois ans, il m’a proposé d’entrer à l’Inra comme aide de laboratoire, autrement dit femme de ménage (rires). Le fait d’avoir un boulot en sortant de l’école, pour moi qui venais d’un milieu modeste, c’était important. De sorte que je suis entré à l’Inra par cette toute petite porte. Et je me suis retrouvé en zoologie, domaine où je ne connaissais strictement rien. Au bout de quelques années, l’Inra a créé un labo appelé Faune du sol, où je suis devenu technicien, grâce à un avancement formidable (sourire), et je me suis mis à laver de la terre pour en sortir les petites bêtes qui s’y trouvaient.

TS : Et ça vous intéressait ?

M.B : Ah oui ! C’était passionnant, il y avait une telle diversité à observer. Dans les sols grouillent des animaux microscopiques ces insectes primitifs qu’on appelle des collemboles, ou les acariens, qui sont des sortes d’araignées elles aussi primitives. Prenez une motte de terre et vous pouvez en trouver cent, deux cents, trois cents qui ne se voient pas à l’œil nu. Je découvrais un monde proche de Microcosmos, dont personne n’avait jamais entendu parler. Le temps passant, j’ai réalisé que ma position n’était pas si brillante que cela et qu’avec mon certificat d’études, je n’allais pas aller bien loin. J’ai donc demandé un aménagement d’horaires pour suivre des cours du soir, mais cela m’a été refusé. Ce qui m’a rendu un grand service, car je me suis mis à l’enseignement par correspondance pour préparer le bac. J’ai commencé, puis je suis allé faire la guerre en Algérie pendant vingt-sept mois, et quand je suis revenu, je dois dire que je n’étais pas frais. Entre-temps, le gouvernement avait fait passer une loi qui permettait d’entrer à l’université sans bac à condition d’en avoir le niveau. J’ai donc passé un examen pour entrer à la fac des sciences, et ça s’est très bien passé. Mais mon patron a refusé que j’organise mon travail pour suivre parallèlement des cours et j’ai démissionné. Par chance, j’ai eu une Bourse, et j’ai fini par obtenir une licence. Je suis retourné à l’Inra en passant un concours d’entrée, cette fois comme scientifique. On m’a remis dans le service Faune du sol (rires) où m’attendait un sujet deux fois abandonné, dont personne ne voulait.

TS : Les vers de terre, enfin !

MB : Les vers de terre, bien sûr, ces animaux présentés, pardonnez-moi, comme dégueulasses et répugnants. Je n’avais aucune connaissance, et d’ailleurs, on ne savait pratiquement rien sur ces animaux du sol. On m’a dit, sans autre consigne : vous vous occuperez des vers de terre. Mais mon grand patron de l’époque, qui était un homme cultivé et qui comprenait l’importance des vers, a pensé que je devais me former à l’étranger puisque personne en France ne savait grand-chose. En Europe, au mieux, il y avait un seul chercheur voué au ver de terre par pays, et là où la densité était la plus forte, l’Angleterre, il y en avait deux. C’est là que je suis allé voir les professeurs Raw et Satchell, des gens charmants, so british.

TS : Mais vous parliez donc anglais ?

MB : Mais non ! J’ai appris sur le tas, avec l’Assimil dans la poche gauche et le dictionnaire dans la poche droite. J’ai pataugé comme j’ai pu, mais dans les mois qui avaient précédé ce voyage, j’avais commencé à travailler sur le terrain, et je m’étais aperçu qu’il fallait savoir se servir d’une bêche, ce qui est après tout mon premier métier.

TS : Grâce aux vers, vous retrouviez les gestes du jardinier.

MB : Oui. Pendant toute ma carrière, le fait d’avoir été jardinier m’a énormément aidé et sur deux plans. D’une part, parce que je sais me servir d’une bêche alors que tous les grands universitaires que j’ai pu croiser ne le savent pas et passent du même coup à côté de prises très importantes. Ils cassent les manches, par exemple. D’autre part, je connaissais les plantes ! Et quand j’arrivais dans un paysage, je savais choisir l’emplacement où il faut chercher les bêtes.

TS : Mais comment ?

MB : Parce que la végétation parle. On ne voit pas les vers de terre, mais les plantes, en revanche, si. Quand elles changent, on peut être certain qu’on ne trouvera pas les mêmes espèces de vers de terre au-dessous.

TS : Pardonnez-moi, Marcel Bouché, mais nous avons oublié l’Angleterre en route.

MB : Bon. J’avais quand même ouvert quelques livres pour essayer de mettre des noms latins sur les vers de terre que j’avais dénichés. Arrivé en Angleterre, je découvre que mes deux scientifiques n’avaient jamais fait cet effort-là ! Ils étaient très contents d’avoir à faire à quelqu’un qui s’intéresse à la taxonomie, cette fameuse science du classement qui m’intéressait en fait depuis les collemboles et les acariens, et même les plantes du temps où j’étais jardinier. D’un autre côté, ils étaient très en avance sur ma manière de pensée et ils m’ont mis au courant immédiatement, par exemple, du PBI, le programme biologique international, dont personne ne parlait en France, où il était jalousement accaparé par quelques mandarins. Ce programme scientifique international n’était pas biologique, mais écologique, avec cette forte ambition qui reste en partie à accomplir : comparer le fonctionnement des écosystèmes. Dans mon domaine, les vers de terre, il s’agissait d’une révolution. Moi qui avais tendance à me concentrer sur leur typologie, leur classement, je découvrais grâce aux Anglais leur rôle dans les sols. Quand je suis rentré, j’étais une sorte de graine d’écologue et j’ai pu me faufiler pour profiter de certains crédits du PBI. Énorme avantage : ces moyens étaient accordés hors hiérarchie, à une époque où un chercheur dépendait à 100% de sa hiérarchie. J’entrais ainsi dans la recherche moderne.

TS : Nous sommes donc au début des années 60. À cette date, y a-t-il d’autres spécialistes des vers de terre en France ?

MB : Il y a des scientifiques qui se servent de vers comme matériel biologique, pour des études ponctuelles, souvent très intéressantes. Mais des gens qui étudient cet animal comme je le fais alors, non.

TS : Je me permets, pour les lecteurs de Terre sauvage, de préciser quelque chose que votre modestie vous interdit de dire. Vous êtes aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands, probablement le plus grand spécialiste mondial des lombriciens. Qu’avez-vous découvert sur eux en quarante ans de travail ?

MB : De 1966 à 1969, j’ai fait un sorte de tour de France du ver de terre, en faisant au total 1500 prélèvements. Je faisais un point environ tous les vingt kilomètres. A la bêche, tout seul. Ce qui m’intéressait, c’était de relier les milieux aux espèces que je capturais. Je n’ai jamais eu un sou pour ce travail, et je profitais des mes déplacements professionnels, y compris les samedis et les dimanches. Quand je voyais un endroit intéressant à l’œil, je m’arrêtais sur le bord de la route, et hop, je bêchais. Tout ça faisait de moi un personnage bizarre. Je ne compte pas les contrôles de gendarmerie que j’ai dû subir ! Ils trouvaient très étrange de me retrouver 30 km plus loin à farfouiller dans un champ. Avant mon travail, il y avait eu 20 ou 25 espèces décrites en France. Je suis arrivé à 170 environ, après avoir découvert des choses extraordinaires, dont de nouvelles familles, avec des trucs qu’on n’imaginait même pas, comme les vers géants de 1,10m et plus. Et je me suis retrouvé au passage avec une masse de données énormes, en 1970, alors qu’on ne parlait pas encore d’informatique. Par chance, à la fin d’une conférence sur ce qu’on appelait plutôt les cartes perforées, deux types venant des Eaux et Forêts ont demandé à l’assistance qui était intéressé par le traitement des données. Eh bien, personne. Personne, sauf moi, qui me retrouvais avec 1500 points de prélèvements à traiter, et disons une dizaine d’espèces de vers à chaque fois ! La rencontre avec ces informaticiens a été miraculeuse. On a tout rentré dans un ordinateur qu’il fallait ventiler, qui prenait toute une pièce, mais dont la puissance de calcul n’était pas même celle d’une calculette d’aujourd’hui. Grâce à quoi j’ai pu réaliser la première cartographie sur les invertébrés assistée par ordinateurs ! (rires)

TS : Toutes ces aventures scientifiques vous ont-elles calmé un peu ?

MB : Non, car en 1972, je n’avais pas encore étudié le rôle et l’écologie des vers de terre. C’est en travaillant sur une prairie permanente de l’abbaye de Citeaux, dont on connaissait l’histoire depuis des siècles, que j’ai pu mettre en œuvre des techniques que j’avais mises au point. Avec des collaborateurs, j’ai ainsi pu mettre en évidence les quantités réelles de vers de terre présentes dans le sol. Ainsi que les réseaux de galeries en relation avec le nombre de vers présents. Et j’ai également étudié les micro-organismes qui vivent sur la paroi de ce réseau, ce qui n’avait jamais été fait.

TS : Alors, combien trouve-t-on de vers sur un hectare ?

MB : Une tonne cent et c’est curieusement la valeur moyenne de tout ce que j’ai pu mesurer en France. Pour situer les choses, on trouve en France 55 kilos d’hommes sur la même surface, et deux à trois kilos d’oiseaux seulement. A eux seul, les vers représentent entre 60 et 80% de la masse des animaux de nos écosystèmes. Les autres animaux, c’est négligeable. Voilà la base du fonctionnement d’un écosystème : les plantes, les micro-organismes et les vers de terre. Les plantes capturent l’énergie et la transforment. Les micro-organismes et les vers de terre décomposent. Mais parmi eux, qui fait le boulot physique ? Les vers de terre.

TS : Mais c’est fabuleux ! Quelle vision ! Comment pourriez-vous résumer leur rôle ?

MB : On estime qu’en France et en moyenne, ils avalent 300 tonnes de terre par hectare, rejetées sous forme de fèces. Ils fournissent ainsi, grâce au brassage opéré – on peut comparer ce travail à celui des brasseurs de bière ! -, une quantité très importante des éléments nutritifs nécessaires aux plantes. Autre rôle : leur aptitude à creuser des galeries, au total autour de 5 000 km par hectare, qui permet une percolation de l’eau dans le sol très rapide. Autour de Montpellier, où nous sommes aujourd’hui, 160 mm d’eau de pluie peuvent s’écouler en seulement une heure de temps grâce à ces galeries. Or il ne pleut ici que 1000 mm par an !

TS : Ce qui veut dire qu’une terre où existent ces galeries peut absorber en une heure 160 mm d’eau, soit 16% de ce qui tombe en un an ?

MB : Oui, un gros orage ne pose donc pas de problème, sauf en cas de phénomène de résurgence dans le calcaire. Dans la garrigue, l’eau s’infiltre sans aucune difficulté, mais pas dans les vignes ou les zones céréalières, traitées aux pesticides, où les vers ont disparu. Les inondations dont on parle tant ne sont catastrophiques que là où on a détruit les vers de terre. Et cette disparition pose aussi problème à d’autres animaux, car cette fameuse masse de 1,1 tonne de vers à l’hectare, c’est une manne biologique. C’est même la première masse de protéines animales disponible, dont dépendent plus de 200 espèces de vertébrés, oiseaux et mammifères. Le sanglier en consomme l’équivalent d’un beefsteak par jour. Le merle passe son temps à guetter le ver et il sait admirablement le tirer de ses galeries. La bécasse se nourrit jusqu’à 93% de vers de terre !

TS : Sait-on à peu près, désormais, combien il y a d’espèces de vers ?

MB : Non ! En France, on en a décrit 300, et 2 000 dans le monde, mais il pourrait y en avoir plus de 10 000, voire 50 000. J’ai pu distinguer trois grandes catégories de vers : les épigés, les endogées et les anéciques. Pour ces derniers, j’ai dû forger un mot, car ils n’avaient jamais été distingués.

TS : Dites-moi, pour un homme qui avait tant de mal avec l’orthographe, vous voilà devenu créateur de mots !

MB : Oui, et c’est du beau grec, en plus. J’ai inventé des micro-thermomètres pour mettre dans le corps des anéciques, et je me suis rendu compte que ce sont des animaux qui régulent leur température en choisissant la couche du sol où il fait 12°. Pas 11,5°, pas 12,5°, 12. Ils remontent la nuit par leurs galeries jusqu’à la surface, parce qu’il y a moins de prédateurs, tirent des feuilles mortes à l’intérieur, et les mangent tout en les mélangeant avec des éléments minéraux.

TS : Tout ce que vous dites montre à quel point ils sont essentiels à la vie. Mais quelle est leur situation en France ?

MB : Souvent très bonne dans les prairies non traitées ou en forêt. Mais ailleurs ! L’agronomie intensive a totalement ignoré le fonctionnement réel des champs. Elle a considéré les sols comme un support sur lequel on apporte des graines, des engrais, des labours pour préparer. Et s’est contentée de regarder les rendements sans tenir compte en aucune façon des coûts environnementaux et même financiers. Je regrette de le dire, mais il ne sert à rien de faire de la recherche, de démontrer le rôle des vers de terre, car on n’en tient pas compte. C’est un fait. Je suis un emmerdeur.

TS : Attendez ! Ne nous quittez pas ainsi ! Vous détenez un savoir extraordinaire, utile à toute la société, et vous dites que ça ne sert à rien ? Mais pourquoi ?

MB : Ça ne peut pas servir. Ça ne pourra pas s’en servir tant qu’on ne s’occupera pas d’écologie. C’est-à-dire de cette “ science globale des rapports des organismes entre eux et avec le monde extérieur ”, selon la première définition du mot, créé par l’Allemand Ernst Haeckel en 1866. »

Lire notre article : http://lesvertsbagnolet.over-blog.com/article-jardin-guinguette-de-la-dhuys-ou-les-enfants-parlent-aux-vers-de-terre-116535581.html

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